David Donoff, assistant social et interné volontaire au camp, quitte Gurs au petit matin du 25 novembre 1941 pour Chansaye avec les cinquante-sept[1] premiers hébergés mis « en congé non libérables ».
Heinz Pollak fait partie de ce premier groupe. Il est nĂ© en 1911 Ă Vienne en Autriche, a fait des Ă©tudes de mĂ©decine et jeune diplĂŽmĂ© a fui lâAutriche pour Bruxelles dâoĂč il fut dĂ©portĂ© au camp de St Cyprien le 10 mai 1940.
Transféré à Gurs à la fermeture de St Cyprien, il exerce comme médecin des internés dans le camp. Membre du parti communiste, il y circule dans le camp assez librement.
Il raconte :
« Une voiture de la Kommandantur emporta nos bagages la veille au soir dans le garage situĂ© Ă lâentrĂ©e du camp. Le dĂ©part avait Ă©tĂ© fixĂ© Ă 5 heures du matin. Nous nous mĂźmes en route Ă 4 heures, accompagnĂ©s par quelques amis malgrĂ© lâheure trĂšs matinale. Puis on contrĂŽla nos bagages, et nous montĂąmes dans un camion bĂąchĂ©, Ă lâintĂ©rieur duquel pas la moindre lueur ne filtrait. Nous ne pĂ»mes que deviner le moment oĂč la barriĂšre se leva. »[2]
La barriĂšre sâest levĂ©e. Direction Chansaye. Câest un village Ă©loignĂ© de quelques kilomĂštres de la commune de Poule-les-Echarmeaux, dans le dĂ©partement du RhĂŽne. SituĂ© Ă une altitude de prĂšs de 700 mĂštres, on y parvient par une Ă©troite route bordĂ©e de hauts et sombres sapins.
A Chansaye, ils vont tenter de réapprendre à vivre.
Le centre dâaccueil de Chansaye est installĂ© au cĆur du village, prĂšs de lâhĂŽtel Bancillon. Il sâagit dâune ancienne auberge, adossĂ©e Ă des bois qui montent en pente douce.

Il semble que la population locale et les internĂ©s aient eu quelques contacts, et que tout le monde savait quâil sâagissait de rĂ©fugiĂ©s juifs.
Un habitant de Chansaye se souvient :
« Une jeune femme, elle avait dans les 30 ans, on lâappelait Mademoiselle Annie, elle Ă©tait autrichienne. Elle vivait dans la grande maison avec une dame dâau moins quatre-vingt dix ans mais qui Ă©tait encore bien verte. En guise de vĂȘtements, elles portaient les pires haillons qui soient. La nuit, elles dormaient dans les bois. Elles sây sentaient plus en sĂ©curitĂ©, parce que, si besoin Ă©tait, elles pouvaient sâenfuir plus vite. Mademoiselle Annie venait chez moi tous les jours pour Ă©couter la radio anglaise et elle notait toutes les informations. »[3]
Il se rappelle Ă©galement quâun des rĂ©fugiĂ©s jouait au football avec les jeunes du village.
« Il sâappelait quelque chose comme «Henaut», je ne sais pas si câĂ©tait son vrai nom. Il Ă©tait lâun des plus jeunes, vingt-deux ou vingt-cinq ans au plus. Jâignore dâoĂč il venait. Et il ne nous lâa pas dit non plus, naturellement. Comme tous les autres, il avait de faux-papiers. «Henaut» figurait sur la licence dont il avait besoin pour participer au championnat de football de la VallĂ©e de LâAzergues. Il nây avait presque que des gens du maquis qui y jouaient ».[4]
La vie sâorganise. Un jardin potager est créé, des poules dans lâarriĂšre-cour fournissent des Ćufs, la cueillette des baies et champignons complĂštent un approvisionnement qui est parfois enrichi par les paysans qui apportent de temps en temps du lait, un peu de viande.
Les gens du village donnent aussi du bois, pour se chauffer ou pour effectuer des réparations. Parfois les réfugiés aident les paysans au moment des récoltes, et touchent alors des rations supplémentaires.
Les rĂ©fugiĂ©s peuvent circuler librement dans le village, mais lorsquâils doivent se rendre Ă Poule-les Echarmeaux, Ă cinq kilomĂštres de lĂ , oĂč lorsque Ilse Pollak doit se rendre Ă Lyon pour faire suivre sa grossesse, ils sont accompagnĂ©s dâun membre de lâassociation de  lâAmitiĂ© chrĂ©tienne qui sâest portĂ©e garante auprĂšs de la gendarmerie.
Ilse Leo est nĂ©e en 1919 Ă Berlin. Sa famille se rĂ©fugie dĂšs 1938 en France, Ă Paris oĂč elle rĂ©side jusquâĂ son internement Ă Gurs. A Gurs, elle travaille comme infirmiĂšre et fait la connaissance dâun mĂ©decin internĂ© comme elle, le docteur Heinz Pollak. Le couple est inscrit dĂšs le dĂ©but sur la liste des personnes susceptibles dâĂȘtre transfĂ©rĂ©es Ă Chansaye. Leurs compĂ©tences dans leur domaine mĂ©dical est un argument fort. A Chansaye, Ilse tombe enceinte, et la naissance est prĂ©vue pour le 29 aoĂ»t 1942. Cinq jours avant, le 24 aoĂ»t 1942, elle est conduite Ă Lyon oĂč lâAmitiĂ© chrĂ©tienne a trouvĂ© une sage femme discrĂšte et a tout arrangĂ© pour que lâaccouchement ait lieu dans son appartement.
Mais depuis les rafles de juillet 1942 Ă Paris, la tension est montĂ©e. Pourtant, jusque-lĂ , la vie au centre dâaccueil a Ă©tĂ© plutĂŽt paisible. La rumeur de la prĂ©paration de nouvelles rafles dans la zone sud parvient jusquâĂ Chansaye. Avec la complicitĂ© tacite de la gendarmerie de Lamure-sur-Azergues, David Donoff et lâĂ©conome du centre Boris Bezborodko prĂ©viennent les hĂ©bergĂ©s.
Heinz Pollak raconte :
« Un jour lâadministrateur français, David est arrivĂ©. Il a fait venir quelques personnes : moi, Jacob, le cuisinier, et encore deux ou trois hommes. Il nous a dit que la police viendrait probablement dans les jours Ă venir et quâil ne pourrait absolument rien faire. Il ne pouvait que nous conseiller de disparaĂźtre discrĂštement Ă la faveur de la nuit, de nous cacher dans la forĂȘt et de reprendre contact plus tard. Tout le monde Ă©tait en danger, les femmes moins que les hommes, mais seules quelques personnes pouvaient ĂȘtre prĂ©venues. Je me suis souvenu dâun rocher en surplomb, sous lequel on pouvait passer quelques nuits Ă lâabri de la pluie. Je suis restĂ© quatre ou cinq jours dans la forĂȘt, et jâavais alors un abcĂšs dentaire qui me faisait horriblement souffrir. Jâai soignĂ© mon abcĂšs avec lâeau dâun ruisseau, si bien que le pus a fini par sâĂ©couler. »[5]
Dans cette maison, quatorze personnes sur les vingt-neuf dĂ©signĂ©es Ă la dĂ©portation sont ainsi temporairement sauvĂ©es.[6] Celles et ceux arrĂȘtĂ©s par la gendarmerie française sont regroupĂ©s puis dirigĂ©s sur Drancy et dĂ©portĂ©s.
Une semaine aprĂšs son accouchement, Ilse revient Ă Chansaye. Heinz nâest plus lĂ , ainsi que dâautres hĂ©bergĂ©s partis se cacher dans dâautres lieux. « Les vides crĂ©ent par la dĂ©portation se comblent aussitĂŽt« .
AprĂšs ce tragique Ă©pisode, les rĂ©fugiĂ©s sâorganisent. Lâoccupation allemande de la zone sud le 11 novembre 1942, la traque incessante que mĂšne la Gestapo pour arrĂȘter le plus grand nombre de juifs incitent Ă la plus grande prudence.

Un témoin raconte :
« AprĂšs que cette rafle a eu lieu, ils se sont bien organisĂ©s, » raconta le vieil homme qui habitait Ă cĂŽtĂ© de lâancienne colonie de vacances. « Les Allemands arrivaient la plupart du temps tĂŽt le matin, personne nâĂ©tait encore rĂ©veillĂ©, Ă lâexception des jeunes. Ils avaient ouvert une porte dĂ©robĂ©e dans le toit et montaient la garde. En cas de danger, ils disparaissaient par cette porte et se cachaient dans les bois. Câest la raison pour laquelle ils ont surtout arrĂȘtĂ© des gens dâun certain Ăąge, ils les emmenaient dans des voitures. Les jeunes Ă©taient dĂ©jĂ loin, nombre dâentre eux prirent le maquis. Voyez-vous le cerisier dans mon jardin ? Lâhomme auquel jâai achetĂ© le terrain mâa parlĂ© dâun rĂ©fugiĂ© qui sâĂ©tait cachĂ© dans le cerisier. Il y aurait passĂ© la nuit, tapi dans les branches, et les Allemands auraient tournĂ© tout autour et ne lâauraient pas dĂ©couvert. Le cerisier Ă©tait Ă cette Ă©poque-lĂ beaucoup plus grand. Jâai coupĂ© des branches. »[7]
La Gestapo cherche Ă arrĂȘter Max Lingner, mais ne le trouve pas. Juif communiste nĂ© Ă Leipzig en 1888, il Ă©migre en France en 1928 et sâinstalle Ă Paris. Il publie alors rĂ©guliĂšrement dans les journaux de gauche comme lâHumanitĂ© et Monde des dessins et illustrations reprĂ©sentants des manifestations et des grĂšves dâouvriers ainsi que des scĂšnes de la vie quotidienne. Il publie Ă©galement des illustrations qui soutiennent la guerre civile espagnole et condamnent la dictature hitlĂ©rienne. A la dĂ©claration de la guerre, il est considĂ©rĂ© comme un communiste dangereux et est internĂ© au camp de Gurs oĂč il arrive le 25 octobre 1940. LĂ , il donne des leçons de dessins aux enfants, et Ă©voque dans ses propres travaux les aspects misĂ©rables de la vie dans le camp. Ninon HaĂŻt qui est internĂ©e volontaire au camp comme membre des EIF et assistante sociale du Service Social dâAide aux Ămigrants (SSAE) lui fournit du papier, et des couleurs. Câest sur sa recommandation quâil est inscrit sur la liste des personnes Ă accueillir au centre dâaccueil de Chansaye, oĂč il est dirigĂ© le 25 novembre 1941.  A Chansaye, il obtient des faux-papiers sous le nom de Marcel Lantier et lorsque la Gestapo retrouve sa trace, il est rapidement envoyĂ© dans un autre centre dâaccueil de lâAmitiĂ© chrĂ©tienne, Ă Cazaubon, oĂč le propre frĂšre de lâabbĂ© Glasberg, Victor Vermont assume la direction du centre.
Avec lâoccupation de la zone sud par les Allemands, la tĂąche se complique. AprĂšs les rafles, Boris Bezborodko est nĂ©anmoins revenu Ă son poste et il reçoit dĂ©sormais secrĂštement les fonds nĂ©cessaires pour subvenir au fonctionnement du centre dont le nombre de protĂ©gĂ©s ne cessent de croitre. En effet, aux hĂ©bergĂ©s viennent se joindre les Ă©vadĂ©s et les cachĂ©s. Boris Bezborodko se charge de cacher les jeunes dans les environs, tout en maintenant une liaison avec chacun dâeux. « Il fallait leur fournir tous les mois des tickets, du tabac, de lâargent de poche, et surtout soutenir leur courage, leur faire sentir quâils Ă©taient suivis et soutenus.« [8] Boris Bezborodko accomplit ce travail jusquâĂ ce que la Gestapo cherche Ă le capturer et effectue une descente au centre le 12 juillet 1943. Il leur Ă©chappe, entre dans la clandestinitĂ© oĂč il poursuit une activitĂ© de rĂ©sistance.
LâĂ©conome et le directeur qui le remplace ne sont pas choisis par lâabbĂ© Glasberg qui est lui aussi entrĂ© en clandestinitĂ©. Ces deux hommes tiennent une gestion dĂ©sordonnĂ©e et intĂ©ressĂ©e qui fait beaucoup de mal au centre. Si lâĂ©conome est finalement renvoyĂ©, son complice le directeur reste malgrĂ© tout Ă son poste jusquâĂ la LibĂ©ration. A la date du 15 septembre 1945, il reste quarante-cinq hĂ©bergĂ©s Ă Chansaye, essentiellement des personnes ĂągĂ©es, incapables de travailler et obligĂ©es dâattendre la fin de la guerre, sans certitude de retrouver leurs proches.
La liste exacte des personnes qui ont rĂ©sidĂ© dans le centre dâaccueil ne nous est pas connue. Certaines personnes ont Ă©tĂ© seulement pressenties pour y ĂȘtre transfĂ©rĂ©es lorsquâil sâagissait de dresser la liste des premiers transferts. Par la suite, les hĂ©bergĂ©s sont venus soit de façon isolĂ©e, soit en petits groupes. Il y a eu Ă©galement des transferts dâun centre dâaccueil Ă un autre, des personnes de passage seulement, qui nâont pas Ă©tĂ© enregistrĂ©es, sans compter celles et ceux qui lâont Ă©tĂ© sous une fausse identitĂ©. Un travail plus approfondi sur les hĂ©bergĂ©s de ce centre reste Ă faire.
[1] CDJC CCXVII-41 a. Rapport sur lâactivitĂ© de la direction des centres dâaccueil 1941-1944.
[2]  Nous étions indésirables, SuzanneLeo-Pollak, éditions Traces & Empreintes
[3]Â Ibid
[4]Â Ibid
[5]Â Ibid
[6] CDJC CCXVII-41 a. Rapport sur lâactivitĂ© de la direction des centres dâaccueil 1941-1944.
[7]  Nous étions indésirables, SuzanneLeo-Pollak, éditions Traces & Empreintes
[8] CDJC CCXVII-41 a. Rapport sur lâactivitĂ© de la direction des centres dâaccueil 1941-1944.
Sources : Site Jewish Traces – MĂ©moire et histoire des rĂ©fugiĂ©s juifs pendant la Shoah ; Suzanne LEO-POLLAK, Nous Ă©tions indĂ©sirables en France,, Traces et Empreintes, 2009.
Pour plus de renseignements sur les internés de Chansaye, cliquez sur le lien ci-dessous :
http://jewishtraces.org/lieux/le-centre-daccueil-de-chansaye/